DANGER STREET : TOM KING ET LES FONDS DE TIROIRS DE DC COMICS
Pourquoi faire compliqué quand on peut faire encore plus compliqué ?
Quand le plan tarabiscoté d’une équipe de super-losers tourne mal, toute tentative d’arranger les choses ne peut que les empirer ! Tom King et Jorge Fornés nous emmènent pour une virée à Danger Street, le royaume des personnages oubliés de DC Comics…
Passionné de comic books depuis qu’il est tombé sur Avengers #300, Tom King fait un premier stage chez Vertigo dans les années 1990, avant de devenir l’assistant, excusez du peu, de Chris Claremont. Face à l’incertitude qui règne chez Marvel Comics, alors au bord de la faillite, King change de voie et travaille pour le United States Department of Justice, puis rejoint la CIA après les événements du 11 septembre 2001. Membre de l’unité antiterroriste durant sept ans; une expérience professionnelle dont il s’est notamment inspirée pour sa série The Sheriff of Babylon, parue entre 2015 et 2017 sous le label Vertigo de DC Comics ; Tom King revient à l’écriture après la naissance de son fils, pour progressivement s'imposer comme un scénariste incontournable de la bande dessinée américaine.
Misant sur son passé d’agent du renseignement, DC Comics lui confie l’un de ses premiers travaux majeurs en tant qu’auteur en 2014 : la série Grayson, qui revisite les aventures de Dick Grayson, alias Nightwing, à la sauce espionnage.
Il enchaîne ensuite avec Omega Men, dessinée par Barnaby Bagenda, série dans laquelle il propose une nouvelle version des héros de Marv Wolfman et Joe Staton, qui peine à convaincre tant il y confond richesse avec fourre-tout. Guerre, politique, religion, conflits personnels, tout y passe, pour un résultat dont la complexité, parfois un peu gratuite, finit par devenir un frein à l'accessibilité. Une série décevante qui aura eu bien du mal à trouver son public, au point de frôler l’annulation.
Retrouvez tous les liens utiles pour vous procurer les lectures recommandées dans cet article en bas de page !
En suivant ces liens sponsorisés, vous soutenez ce Substack et la belle librairie spécialisée Comics Zone ! Merci à vous !
Heureusement, Tom King redresse brillamment la barre avec Vision, en 2016 chez Marvel, et Mister Miracle, en 2017 chez DC Comics. C’est à la même période qu’il se voit confier les rênes de la série régulière Batman, à la suite du relaunch éditorial DC Rebirth. En 2018, il est récompensé par un Eisner Award pour son travail sur Batman et Mister Miracle, deux projets sur lesquels il collabore avec le dessinateur Mitch Gerads. À titre personnel, je ne peux que vous recommander de jeter un œil à leur maxi-série Mister Miracle, incontestablement l’un des récits super-héroïques les plus marquants de ces dernières années.
On y retrouve Scott Free, né sur l'idyllique New Genesis, puis échangé pour sceller la paix avec Apokolips, le monde chaotique du terrible Darkseid ! Torturé tant physiquement que psychologiquement, il parvient finalement à échapper à ses geôliers et atterrit sur Terre, où il succède à un artiste de cirque expert en évasion, devenant ainsi Mister Miracle.
Bien des années plus tard, Scott coule des jours paisibles avec sa bien-aimée venue d'Apokolips, Big Barda. Mais la guerre qui fait rage entre les Nouveaux Dieux vient de nouveau troubler sa quiétude. Rattrapé par ses semblables, Scott n’aura pas d’autre choix que de prendre part au conflit qui déchire le Quatrième Monde. Il devra alors affronter ses démons et faire cohabiter sa vie de famille avec son combat pour New Genesis. Cette fois-ci, toute fuite est impossible.
Série touchante et aussi intrigante qu'immersive dans son développement, Mister Miracle se démarque par son univers visuellement très travaillé, et si l’ensemble est loin d’être facile d’accès, le travail de King et Gerads ne laisse personne indifférent.
En 2020, les deux auteurs sont rejoints par Evan “Doc” Shaner, pour réaliser la série en douze numéros Strange Adventures. King remet sur le devant de la scène Adam Strange, cliché du héros typique de la science-fiction pulp de la première moitié du XXe siècle, de retour au pays après avoir mené un combat acharné loin de chez lui. Malheureusement, les symboles ont la vie dure, et le justicier au jetpack est bientôt accusé d’être un criminel de guerre ! Soupçonné d'avoir assassiné l'un de ses détracteurs, Strange va devoir compter sur Mr Terrific, dont l’aide ne sera pas de trop pour faire la lumière sur cette affaire. Une parabole du traitement réservé aux vétérans dont la construction marche plutôt bien, et peut-être l’un des récits les plus simples et efficaces proposés par le scénariste.
La même année, Tom King est aux commandes de deux autres publications : Rorschach, une suite de Watchmen dessinée par Jorge Fornés, et Supergirl : Woman of Tomorrow, avec la dessinatrice Bilquis Evely.
Le premier titre est une enquête hypnotique dont l’évolution du personnage principal est la clé de voûte. Un thriller politique dense et critique, dans la lignée d’un Zodiac de Fincher ou d’un No Country for Old Men des frères Coen, qui appréhende l’univers de la bande dessinée et le statut des artistes qui la font vivre, en mêlant fiction et réalité avec une véritable réflexion sur leur place dans l’industrie, entre succès d’estime et succès commercial. Jorge Fornés y réalise un travail brillant, hommage au découpage et à la colorisation de Dave Gibbons et John Higgins sur Watchmen, enrichi par des techniques de narration plus modernes, qui contribue grandement à l’ambiance noire et oppressante du récit.
Le second puise dans les racines pulp du genre super-héroïque, en mêlant science-fantasy et aventure épique, le tout raconté avec un angle très intimiste.
Kara Zor-El y vient en aide à une jeune fille dont le père a été tué par un pirate de l'espace. S'en suivra une série de péripéties hautes en couleur à travers le cosmos, guidée par la soif de vengeance et de justice du duo d'héroïnes. Absolument éblouissant graphiquement et sans aucune hésitation la meilleure histoire de Supergirl !
Évidemment, je n’ai fait que survoler la bibliographie de Tom King, et j’aurai également pu citer ses travaux récents comme Le Pingouin, Human Target, Jenny Sparks, ou encore Love Everlasting, dessiné par l’excellente Elsa Charretier.
Ce qui est sûr, c’est que Tom King fait partie de ces auteurs que l’on aime ou que l’on déteste. Et ça ne peut que se confirmer avec Danger Street.
Dans cette série en douze épisodes, Warlord, Starman et Metamorpho se mettent en tête d’épater la Justice League en capturant Darkseid en personne, s’imaginant ainsi que cet exploit leur ouvrira les portes pour rejoindre la plus grande équipe de super-héros de tous les temps. Évidemment, tout ne se passe pas comme prévu, entraînant une série de conséquences à une échelle inattendue. Des protagonistes aussi hétéroclites que les turbulents Dingbats, l’inarrêtable Manhunter, ou encore l’opiniâtre Orion des New Gods vont graviter autour du casque magique du mystérieux Docteur Fate.
Avec Danger Street, Tom King s’offre surtout un exercice de style sans précédent dans sa carrière de scénariste, en mettant en scène pas moins de vingt-quatre personnages à la fois, dont les lecteurs et les lectrices vont suivre les parcours en parallèle. Mais ces personnages ne sortent pas de nulle part, et ils partagent même un étonnant point commun : ils sont tous issus du sommaire d’une revue anthologique publiée par DC Comics entre avril 1975 et avril 1976 : 1st Issue Special.
Lancée sous l’impulsion de l’éditeur en chef de l’époque, le légendaire Carmine Infantino, 1st Issue Special se base sur une constatation simple de ce dernier : les numéros #1 se vendent mieux que n’importe quel autre comic book. Il imagine donc une publication dont chaque fascicule serait le premier numéro d’une série, introduisant un nouveau héros, une nouvelle équipe ou un nouvel univers ; exception faite de Metamorpho, de The Creeper ou de Doctor Fate, qui tentent ici un come-back plus ou moins positif. Un concept pas si bête que ça, mais dont le rythme effréné ne pouvait pas laisser le temps aux personnages de trouver une place dans le cœur du lectorat, comme cela pouvait être le cas avec d’autres titres similaires de l’éditeur comme Showcase, ou ses équivalents Marvel Premiere, Marvel Feature ou Marvel Spotlight chez la Maison des Idées. Le format atteint vite ses limites, puisque, par définition, les justiciers et justicières apparus dans ces pages, tels que Atlas de Jack Kirby, Lady Cop de Robert Kanigher et John Rosenberger, ou la Green Team de Joe Simon et Jerry Grandenetti, n’ont pas droit à un deuxième épisode. La seule exception notable à cette règle étant The Warlord de Mike Grell, dont les aventures au parfum de fantasy pulp vont connaître cent-trente-trois issues entre 1976 et 1989. 1st Issue Special cesse donc de paraître après treize numéros #1 à la qualité variable, mais dans lesquels de grands noms des comics rivalisent de créativité pour participer à une politique de nouveauté perpétuelle.
C’est en mettant la main sur la réédition de la série complète, publiée par DC en 2020, que Tom King a eu l’idée d’exhumer ces vedettes d’un jour pour les faire participer à une seule et même histoire où leurs chemins s’entrecroisent.
À l’heure où l’on reproche souvent aux Big Two de recycler en boucle les mêmes recettes à la moindre occasion, la maxi-série de Tom King n’est certes pas une totale réussite, mais elle a le mérite de prendre des risques et de proposer des pistes d’innovation.
Danger Street fait aussi du neuf avec du vieux, mais en convoquant des créations qui, pour certaines, n’ont jamais eu l’opportunité d'exister au-delà d’un seul et unique numéro. Son matériau de base, beaucoup plus confidentiel que Batman, Superman, ou Wonder Woman, et la liberté créative offerte par le Black Label de DC Comics, bien plus permissif et sans conséquence sur la continuité classique, permettent à l’auteur de s’émanciper d’une bonne partie des impératifs inhérents aux ongoing standards. De plus, le ton reste grave et particulièrement sérieux, ce qui contraste fortement avec la galerie de bras cassés et d’individus à la limite de l’imbécilité qui défilent devant nos yeux tout au long de la lecture. Ainsi, le tableau proposé par King et Fornés ne respecte pour ainsi dire aucun des codes attendus, ni même les fondements canoniques de l’univers DC, pour mieux s’orienter vers une comédie noire et décalée qui, encore une fois, m’a rappelé Fargo ou Burn After Reading de Joel et Ethan Coen, les super-héros en prime.
Tom King y use de quelques-unes de ses marottes habituelles : stress post-traumatique, incertitude et insécurité d’individus livrés à eux-mêmes, rapport individuel au monde qui nous entoure et à la gestion des conflits avec soi-même et avec les autres, le tout avec son écriture cryptique aussi bavarde que fascinante, face à laquelle il faut choisir son camp.
Comme dans Rorschach, Jorge Fornés use du fameux gaufrier de neuf cases, typique du format historique des planches de la bande dessinée américaine. Son style est précis, efficace, et colle impeccablement à l’ambiance de Danger Street, lourde, vaporeuse, mais aussi burlesque jusqu’à en être déroutante. Indéniablement l’un des points forts de l’album proposé par Urban Comics en France.
Si on appréciera une forme d’hommage aux univers vertigineux de Jack Kirby et aux sagas méta et autocritiques de James Robinson, il ne faut pas se mentir : Danger Street ne fait pas dans la facilité. Loin d’être sans défaut, le comic book de Tom King et Jorge Fornés est une lecture exigeante, à l’épaisseur répulsive, et dont l’accessibilité, sur une échelle de 1 à 10, se situe sûrement vers -1 ou -2.
Alors, faut-il lire Danger Street ? Est-ce une œuvre visionnaire incomprise, ou bien une purge incompréhensible, sortie du melon bien mûr d’un scénariste qui adore se regarder écrire des monologues interminables ? Pour ma part, je reste aussi admiratif que dubitatif face au résultat, et j’avoue avoir pris un certain plaisir en me confrontant à cet exercice. Rien d’étonnant à être un peu masochiste quand on adore les histoires de types masqués en justaucorps, me direz-vous.
Les lectures recommandées dans cet article :
Danger Street - Tom King et Jorge Fornés - DC Comics / Urban Comics
Mister Miracle - Tom King et Mitch Gerads - DC Comics / Urban Nomad
Strange Adventures - Tom King, Evan “Doc” Shaner et Mitch Gerads - DC Comics / Urban Comics
Rorschach - Tom King et Jorge Fornés - DC Comics - Urban Comics
Supergirl : Woman of Tomorrow - Tom King et Bilquis Evely - DC Comics / Urban Comics
D’autres travaux de Tom King à lire en version française :
La Vision : Un peu moins qu’un Homme - Tom King et Gabriel Walta - Marvel Comics / Panini Comics
Human Target - Tom King et Greg Smallwood - DC Comics / Urban Comics
Omega Men - Tom King et Barnaby Bagenda - DC comics / Urban Comics
Joker : The Winning Card - Tom King et Mitch Gerads - DC Comics / Urban Comics
Batman : Killing Time - Tom King et David Marquez - DC Comics / Urban Comics
Gotham City : Année Un - Tom King et Phil Hester - DC Comics / Urban Comics
Batman Rebirth - Intégrale - Tome 1 - DC Comics / Urban Comics
Wonder Woman : Hors-La-Loi - Tome 1 - DC Comics / Urban Comics
Love Everlasting - Tome 1 - Tom King et Elsa Charretier - Urban Comics
N’hésitez pas à partager cet article sur les réseaux sociaux s’il vous a plu !
Recevez mes articles, podcasts et vidéos directement dans votre boîte mail, sans intermédiaire ni publicité, en vous abonnant gratuitement !
😂
Tu as éveillé ma curiosité avec ce Danger Street ! Mais je suis plus tenté de me le faire prêter, histoire de voir si le plaisir l'emporte sur la frustration ;)