DOCTOR STRANGE : FALL SUNRISE PAR TRADD MOORE
L’un des plus beaux comics de Marvel, rien que ça !
Après avoir dessiné Silver Surfer Black, écrit par Donny Cates, Tradd Moore se voit offrir un projet en solo chez Marvel Comics, Doctor Strange : Fall Sunrise ! Une mini-série éblouissante à découvrir en français chez Panini Comics !
“C’est loin, mais c’est beau !”, voilà sûrement comment Jacques Chirac aurait pu résumer sa découverte du travail de Tradd Moore. Avec Doctor Strange : Fall Sunrise, l’auteur américain livre une œuvre exigeante sur bien des points, qui demande un véritable effort au lecteur, mais dont la dimension artistique dépasse de très loin les standards du comic book. Un parfait contre-exemple à la prétendue piètre qualité des comics actuels, chez Marvel, ou ailleurs.
Quand il apparaît, sous la plume de Stan Lee et Steve Ditko, dans Strange Tales #110, en 1963, Doctor Strange est la transposition dans les comic books de Marvel du regain d’intérêt pour l’orientalisme manichéen hérité de la fiction pulp, dont les récits précèdent l’explosion du genre super-héroïque.
Si ce courant orientaliste existe déjà dans la littérature classique depuis le XVIIIe siècle, sa rencontre avec une production massive de divertissement populaire placée sous le signe de l’aventure et du fantastique va engendrer toute une galerie de personnages plus ou moins originaux, généralement des archétypes de “sauveurs blancs”, miraculeusement secourus ou élus par des groupuscules orientaux mystiques et ascétiques, puis initiés aux arts occultes ancestraux que pratiquent ces derniers, pour mieux revenir jouer les justiciers au sein de notre civilisation. Évidemment, les secrets ésotériques qu’ils détiennent à leur retour leur offrent un avantage non-négligeable dans leur lutte contre le crime. Stephen Strange s’inscrit dans une longue lignée de héros : avec des prédécesseurs comme l’incontournable The Shadow de Walter B. Gibson, alias Maxwell Grant, ou Green Lama, à la fois héros de pulps et de comics, et des successeurs comme Peter Cannon… Thunderbolt chez Charlton Comics, ou Iron Fist, qui surfe également sur la mode des films d’arts martiaux.
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Stephen Strange, chirurgien brillant mais arrogant, est un individu cupide et égoïste, jusqu’à ce qu’un accident de voiture endommage sévèrement les nerfs de ses mains, le rendant incapable d’opérer à nouveau. Désespérant de retrouver sa dextérité d’antan, Strange part en quête de l’Ancien, un puissant sorcier qui pourrait le guérir grâce à la magie. D’abord dubitatif, il déjouera finalement les plans de Mordo, l’apprenti de l’Ancien, qui comptait assassiner son maître en invoquant le démon Dormammu, et étudiera durant plusieurs années auprès du sage jusqu’à devenir lui-même un maître des arts mystiques. Au fil de ses aventures, le Docteur Strange va devenir un personnage majeur de Marvel Comics et grandement participer au développement du lore de la Maison des Idées, principalement en ce qui concerne les aspects liés à la magie et à la notion de multidimensionnalité.
Les visions psychédéliques de Ditko, très en avance sur leur temps, vont influencer différents mouvements artistiques et musicaux, et profondément marquer l’histoire de la bande dessinée américaine, devenant des références pour ses successeurs.
Qu’il s’agisse de Marie Severin ou Gene Colan, les aventures du Docteur Strange conservent toujours un parfum particulier, en comparaison de celles de Spider-Man, des X-Men ou des Avengers, principalement parce que le Sorcier Suprême peut se permettre d’évoluer à sa guise en dehors de la réalité, dans un pot-pourri d'éléments tant purement fabuleux que vaguement inspirés de diverses croyances et légendes mythologiques. Des éléments que Tradd Moore reprend en filigrane dans son Doctor Strange : Fall Sunrise.
Résumer cette mini-série est un exercice périlleux, tant le monde proposé par Moore est un syncrétisme mystico-philosophique empruntant librement aux croyances gnostiques dérivées du christianisme primitif, et je concède volontiers être moi-même passé à côté d’une bonne partie de la dialectique de l’auteur.
Stephen Strange endosse ici le rôle d’un maïeuticien au service d’une puissance supérieure, pris dans un conflit entre divinités, dans un espace aussi hostile que mystérieux. Son voyage au cœur de l’univers de Plemoa va le mener à rencontrer diverses entités face auxquelles son statut de Sorcier Suprême est remis en cause de bien des façons. Au-delà des fondements théosophiques, Moore met en parallèle le propre parcours de Strange avec la mission qui lui est confiée dans sa saga. Une métaphore autour du thème de la renaissance et du parcours initiatique d’un héros ballotté entre les notions de bien et de mal, avec une prépondérance religieuse qui se ressent jusque dans la mise en page elle-même, qui rappelle parfois les enluminures bibliques.
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Je crois que personne ne peut être indifférent devant le travail de Tradd Moore : on adore, on déteste, on est intrigué, mais jamais on ne reste impassible devant ses planches. De toute évidence, Marvel l’a bien compris, car rares sont les créateurs et créatrices ayant le privilège d’avoir une carte blanche telle que Fall Sunrise.
Si Demon Days de Peach Momoko ou X-Men Grand Design de Ed Piskor sont de parfaits exemples de comment la Maison des Idées confie parfois ses icônes à des auteurs ou autrices dont les styles atypiques tranchent avec les codes classiques de la bande dessinée américaine, la pratique reste inhabituelle et souligne à la fois la confiance de l’éditeur et la performance attendue de l’artiste.
Outre les incontournables Jack Kirby, Moebius et Katsuhiro Ōtomo, on un ressent chez Moore l’influence, réfléchie ou non, d’artistes comme Mike Allred, le créateur de l’emblématique Madman ; Mike Mignola, le papa de Hellboy ; ou du regretté (et trop rarement cité) Seth Fisher, mais on retrouve aussi dans son trait des gimmicks semblables à ceux de ses contemporains, tels que Crom ou Doodleskelly.
Tradd Moore cite également le one-shot de 1997 “What Is It That Disturbs You, Stephen ?”, illustré par P. Craig Russell, comme son histoire préférée de Docteur Strange, et on ne peut nier les similitudes existantes entre son travail et celui du dessinateur de l’adaptation par Roy Thomas de Elric de Melniboné, le héros de Michael Moorcock.
S’ajoute à cela un tas de références évidentes à plusieurs univers vidéoludiques tels que Castlevania ou Dark Souls, et plus largement aux jeux vidéo de From Software, avec pour résultat final une rencontre entre héritage pop assumé et modernisme détaché des règles imposées par le médium. Ses planches alternent entre pleines pages à la composition chirurgicale et multiples petites cases accumulées avec finesses, le tout assorti d’un découpage dynamique et soigné. C’est magnifique, surprenant, envoutant, et le rendu psychédélique de l’ensemble est largement appuyé par les couleurs de Heather Moore, faisant de Doctor Strange : Fall Sunrise une sorte d’aboutissement artistique dont la partie graphique prend facilement le pas sur l’opacité du mysticisme New Age de son discours.
Car oui, pour conclure en toute honnêteté, cette mouture du Doctor Strange marquera bien plus le lectorat pour son mélange visuel détonnant d’influences intemporelles et de modernité décomplexée que pour son scénario sibyllin, dont les tenants et les aboutissants ont tendance à échapper au commun des mortels.
Avec Fall Sunrise, Tradd Moore saisit à bras-le-corps la liberté qui lui est offerte par Marvel et celle-ci est particulièrement mise en valeur par le luxueux format prestige proposé par Panini Comics, qui contient même quelques bonus pour un prix tout à fait convenable.
Toutes les infos sur Doctor Strange : Fall Sunrise sur le site de Panini Comics !
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Tradd Moore fait partie de l’un de mes artistes de comics préférés de ces dernières années. Son style surréaliste mêlant trip psychotrope et rêve fiévreux, me touche dans le mille. Silver Surf Black en est déjà un exemple solide (on n’oublie pas Ghost Rider et Luther Strode ici) C’est un homme sans retenue dans son art, au risque de perde le public au passage. Mais pour moi un artiste c’est ça : un homme qui ne se retient pas ou se limite par des règles préétablies. Il les fait ces règles.