Parmi les personnages colorés qui mettent le bazar dans les cases de nos comic books préférés, l’Incroyable Hulk, créé par Stan Lee et Jack Kirby en 1962, est sûrement celui dont les multiples mutations et interprétations sont les plus hétérogènes, mais aussi une magnifique démonstration de la façon dont les fans s’approprient les héros de papier. Aujourd’hui, on va parler de Hulk, mais pas seulement de Hulk. Et puis, quel Hulk, d’abord ?
Occupe-toi de ton Hulk !
Ce qui m’a toujours laissé perplexe chez les amateurs de super-héros, c’est leur fascination pour l’échelle de puissance des personnages. Si elle est naturelle, elle est aussi et surtout très limitée et occupe bien trop de place dans les débats, au détriment de la profondeur des thématiques sociales, politiques et psychologiques qui entourent les héros de comics.
Pour moi, l’infantilisation systématique des problématiques et des intrigues par une partie du lectorat et des prescripteurs amène à une vision biaisée du genre phare de la bande dessinée américaine.
Malgré une lassitude de plus en plus palpable, les blockbusters de Marvel restent des valeurs sûres au cinéma, et on se demande souvent pourquoi le grand public ne s’intéresse pas plus aux comics dont ils sont issus. La réponse semble évidente quand on constate qu’une partie de ceux-là même qui devraient pousser les gens à en lire n’en renvoient que l’image d’une sorte de gigantesque bagarre permanente dont le seul enjeu serait de savoir qui est le plus fort.
Cette attitude puérile des fans va souvent de pair avec un refus du changement et un rejet systématique de tout ce qui ne correspond pas à des standards esthétiques et scénaristiques induits de longue date.
Pourtant, de façon tout à fait évidente, les produits issus de ces licences à l’aspect mercantile indéniable s’inscrivent dans la durée et doivent évoluer avec leur époque, sous peine de disparaître. C’est vrai pour les super-héros, et plus globalement pour toutes les figures de la Pop Culture.
Par leur refus du changement, et leurs formulations abusives comme “mon Batman”, “mon Star Wars”, ou “mon Superman”, les puristes autoproclamés assassinent ce qu’ils aiment en cherchant à figer l’image totalement biaisée d’un personnage ou d’une licence, en interdisant indirectement l’accès à un nouveau public.
Hulk est un exemple très parlant, car c’est sûrement l’un des héros Marvel qui a le plus changé entre les années 1960 et aujourd’hui, en comparaison de personnages comme Tony Stark ou Steve Rogers qui, s’ils ont tous les deux été développés de différentes façons, sont restés beaucoup plus proches de leurs caractéristiques d’origine.
Aussi, quand le Marvel Cinematic Universe a adapté ces changements, certes plus abruptement que dans les comic books, une partie des spectateurs s’est plainte de ne plus retrouver “son” Hulk au cinéma. Un grief recevable face aux méthodes expéditives de Disney et Marvel, mais prenant parfois des proportions totalement ridicules, entre appels au boycott, véhémence disproportionnée, et association douteuse avec des discours prônant l’intolérance sous couvert du respect du matériau d’origine.
Se plaindre de l’évolution du Hulk du MCU revient tout simplement à nier que le personnage n’a pas toujours été le même dans les comics. C’est le réduire à une masse de muscles décérébrée, un gros balourd tout juste bon à soulever des voitures et à traverser des murs. Évidemment, pour appréhender cela, il faut s’intéresser un minimum à l’histoire du personnage sur le papier et à ce qu’il représente dans l’univers Marvel.
Il manque Hulk dans un coin…
Hulk est un pur produit de son époque : l’Âge d’Argent des comics, une période où les super-héros reviennent sur le devant de la scène après une longue pause durant laquelle des genres comme l’horreur, la romance et une science-fiction héritière des pulp’s les avaient supplantés. Aussi, Stan Lee et Jack Kirby en font rapidement une sorte de pot-pourri d’influences pop, qui va paradoxalement avoir du mal à trouver son public.
Irradié par sa propre création, la bombe gamma, le scientifique Bruce Banner se transforme en une monstrueuse créature pratiquement invulnérable : l’incroyable Hulk ! Aidé par son sidekick de fortune, Rick Jones, et poursuivi par l’armée américaine, Banner cherche désespérément à retrouver son humanité tout en essayant de contrôler les pulsions destructrices de Hulk…
Comme beaucoup d’autres héros de la Maison des Idées, Hulk reprend les caractéristiques du monstre made in Marvel. Avant d’être un justicier doté de pouvoirs surhumains, comme pouvaient l’être Superman et ses congénères durant le Golden Age, c’est surtout une victime des dérives de la science, incarnation de la peur de l’atome qui étreint la planète au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
À cette thématique propre à la Science-Fiction des années 1950 s'ajoutent deux influences classiques majeures : Frankenstein ou le Prométhée Moderne de Mary Shelley et L’Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson.
Deux classiques de la littérature gothique ou néo-gothique, faisant partie des fondements de la science-fiction et de l’horreur, qui ont façonné une bonne partie de notre culture populaire moderne. Là aussi, il est question des avancées et des dévoiements de la science, mais aussi de l’évolution de la psychologie et de la façon dont “l’anormal” est perçu en fonction des époques.
Pour réhumaniser sa créature, Stan Lee va ajouter au drame de Banner une dimension de Soap Opera qui lui est chère, avec le personnage de Betty Ross. Avec cet amour rendu impossible par la transformation de Bruce Banner, pourchassé par le propre père de sa bien-aimée, la série Hulk gagne en profondeur et parle à un public plus large que celui des seuls amateurs d’aventures super-héroïques.
Dès le début, Hulk est un personnage atypique, même pour Marvel Comics. Considéré comme une menace et condamné à la vie de fugitif, Bruce Banner est, bien plus que la Chose des Fantastic Four ou que Spider-Man, mal-aimé et craint par les simples mortels de l’univers Marvel.
C’est peut-être à cause de ce statut hybride avant-gardiste, couplé à des affrontements avec des super-vilains assez quelconques, se résumant à des envahisseurs allégorie du Péril Rouge, que le personnage va peiner à rencontrer un lectorat conséquent.
Lancée en 1962, Hulk est un échec et la série est annulée après seulement six numéros. Mais Marvel croit en son personnage et le colosse de jade va rapidement visiter les pages d’autres séries de l’éditeur, croisant la route des Quatre Fantastiques ou de l’Homme-Araignée et devenant l’un des membres-fondateurs des Avengers.
Revenant dans ses propres aventures dès 1964 sous la plume du légendaire Steve Ditko, dans les pages de Tales to Astonish, Hulk partage le magazine avec Giant Man, puis avec Namor. Bill Everett, John Buscema ou encore Marie Severin vont ensuite se succéder au dessin, et en 1968, après cent-un numéros, le magazine est carrément renommé The Incredible Hulk.
Il est intéressant de noter que durant cette période, même si Stan Lee reste crédité comme le principal scénariste, le personnage de Hulk est largement refaçonné par les différents artistes qui travaillent sur ses aventures.
La raison même pour laquelle Banner se transforme en monstre varie d’un épisode à l’autre : s’il semble tout simplement se transformer à la tombée de la nuit, tel un loup-garou, dans ses premières aventures, ou même parfois de façon tout à fait injustifiée, on découvre peu à peu, dans les pages de The Avengers ou de Tales to Astonish, que le stress et la colère jouent un rôle prépondérant dans la métamorphose de Banner et dans sa maîtrise de celle-ci. En à peine deux ans, on passe donc d’un Hulk gris qui se transforme la nuit à un Hulk vert qui se transforme sous l’effet de la colère, et la bête pataude et massive des débuts, à mi-chemin entre King Kong et le Frankenstein de Boris Karloff, se mute peu à peu en créature impétueuse et beaucoup plus expressive.
La nuit, tous les Hulks sont gris…
L’année 1977 marque un nouveau départ pour Hulk. Si le personnage a eu droit à des adaptations en séries animées durant les années 60, 80 et 90, la série live produite par CBS reste sûrement son portage à l’écran le plus célèbre.
Réalisé par le prolifique Kenneth Johnson, avec pour têtes d’affiche Bill Bixby dans le rôle de David Banner (renommé ainsi à cause d’un étrange cliché totalement homophobe) et le culturiste Lou Ferrigno dans celui du titan vert, le premier téléfilm diffusé en novembre 1977 va donner naissance à cinq saisons d’une série télévisée qui va faire monter en flèche la popularité du personnage auprès du grand public.
N'échappant à aucun cliché de l’époque, la série L’Incroyable Hulk va ancrer l’image d’un Docteur Banner vagabond et victime de ses émotions, exacerbant les influences de Lee et Kirby, la série Le Fugitif et Frankenstein en tête. Cette version de Hulk, cantonnant la créature à un rôle de brute incapable de s’exprimer autrement que par des grognements, a marqué les esprits pour longtemps, laissant faussement croire que le personnage n’avait pas plus de contraste que ça.
Côté comics, de grands noms comme Len Wein, Bill Mantlo, Roy Thomas, Herb Trimpe, Sal Buscema, Roger Stern, ou encore John Byrne, rejoignent la liste des artistes et scénaristes qui interviennent pour un temps plus ou moins long sur la série.
Si le fil conducteur d’un Bruce Banner en cavale, menace itinérante semant le chaos à travers les États-Unis, est conservé, The Incredible Hulk explore bien d’autres pistes issues de la Science-Fiction et du Fantastique pour relancer la machine au cours des années 1970 et 1980. L’alter ego de Banner y est également beaucoup mieux traité : contrairement à sa version télévisée, il est doué de parole et de pensée, et constitue un protagoniste à part entière, plutôt que d’être une sorte d’outil scénaristique légitimant les scènes d’action.
À partir de 1987, le scénariste Peter David arrive sur la série pour un run qui va durer plus de dix ans et durant lequel il va développer de nombreuses facettes du personnage. Entouré de dessinateurs comme Todd McFarlane, Jeff Purves, Darick Robertson, Dale Keown, Liam Sharp, ou Mike Deodato Jr, Peter David va creuser les variantes existantes du colosse, ou en inventer de nouvelles.
Du Hulk gris qui devient Joe Fixit ; au Maestro, dictateur d’un futur dystopique ; en passant par le Professeur Hulk ; Peter David met en évidence ce qui aura peut-être échappé à certains : quoi de mieux que Hulk lui-même pour incarner l’intérêt d’un comic book Hulk ?
Sur la décennie où il officie, David fait alternativement de Hulk et de Banner les meilleurs alliés, mais aussi les opposés les plus parfaits, révélant une relation aussi complémentaire que conflictuelle entre l’homme et le monstre.
La dimension dévastatrice du colosse n’est plus tant matérielle que psychologique et ses multiples personnalités amènent chacune de nouvelles forces et de nouvelles faiblesses à Banner, qui devient finalement un visage de Hulk parmi tant d’autres.
Tel Bruce Banner, Peter David est aujourd’hui indissociable de Hulk. S’il est récemment revenu sur l’univers du personnage pour développer dans des mini-séries relativement dispensables les figures de Joe Fixit ou du Maestro, il reste comme celui qui aura su creuser la psyché de Banner et redéfinir Hulk pour restaurer son image tragique de victime des dérives de la science, captive d’un tumulte qui ne cesse de s’auto-alimenter.
À la Banner !
Après avoir tué Betty Banner de la façon la plus traumatisante qui soit, Peter David quitte la série en 1999. Lui succéder n’est pas une mince affaire et bon nombre de scénaristes vont tenter de donner vie à leur vision de Hulk, tout en continuant à exploiter les pistes lancées durant la décennie précédente.
Paul Jenkins, Jeph Loeb, Jeff Parker, ou encore Mark Waid vont ainsi œuvrer sur le personnage et développer son background, donnant naissance à des intrigues plus ou moins pertinentes et durables.
À titre personnel, je citerais deux sagas particulièrement marquantes qui méritent que vous vous y penchiez, et ça, même si vous n’êtes pas un inconditionnel du colosse de jade.
Planet Hulk, écrite par Greg Pak et publiée en 2006, renoue avec les origines nourries de Science-Fiction pulp du personnage, pour un résultat à mi-chemin entre John Carter d’Edgar Rice Burroughs et Ben-Hur. On y suit un Hulk exilé dans l’espace, embrassant une carrière de gladiateur sur une planète étrangère avant de finalement en devenir le héros, puis le souverain. Il s’agit incontestablement de l’un des arcs les plus épiques publiés par Marvel Comics, toutes séries confondues, ces dernières années et il est relativement accessible aux néophytes.
Sa suite World War Hulk, se rapproche plutôt de la SF des années 1950, sorte de scénario catastrophe où le monstre arrivé de l’espace pour semer le chaos est remplacé par un Hulk revanchard venu régler ses comptes avec l’univers Marvel.
Véritable coup de tonnerre à sa sortie en 2018, la série Immortal Hulk, de Al Ewing et Joe Bennett, revisite en cinquante numéros l’esprit torturé de Bruce Banner.
Vision résolument moderne et horrifique du personnage, elle s’éloigne des poncifs super-héroïques et marque un retour aux sources du mythe, où Hulk devient une majestueuse et inquiétante créature crépusculaire, dans un univers que ne renieraient pas Clive Barker et John Carpenter.
Flirtant parfois avec le gore et résolument adulte, tant dans le fond que dans la forme, sans oublier de faire quelques clins d’œil à la série de CBS qui permettent de boucler proprement la boucle, Immortal Hulk compte parmi les meilleures séries Marvel des années 2010.
Cela ne peut que nous conforter dans l’idée que l’aura de la série TV de CBS, s'étendant bien au-delà de sa diffusion originale entre 1977 et 1982, et prolongée par plusieurs téléfilms jusqu’en 1990, a eu un impact, direct ou indirect, sur le contenu des comics Hulk. Si l’image que vous vous faites de Hulk est celle d’un colosse un peu crétin qui casse tout comme un enfant incontrôlable, c’est plus parce que ce cliché tenace a été imprimé dans votre tête par une série TV que parce que vous avez été au contact du personnage tel qu’il existe réellement dans les pages des comic books.
À l’inverse, il est probable que pour tenter de ne pas rebuter un lectorat potentiel conquis par la télévision, Marvel et certains auteurs aient limité pendant longtemps les prises de risques sur le papier, en dénaturant le moins possible l’image du titan vert véhiculée par le biais du petit écran.
L’emprise de la série avec Bill Bixby et Lou Ferrigno n’est plus aussi directe que dans les années 1980, mais elle est pourtant gravée dans l’inconscient collectif, transparaissant dans les films et les séries animées qui lui ont succédé, et une série aussi brillante que Immortal Hulk nous démontre que les auteurs d’aujourd’hui ont pleinement digéré cette influence pour en garder le meilleur.
Si le Marvel Cinematic Universe, de L’Incroyable Hulk avec Edward Norton en 2008 à la série She-Hulk de 2022, en passant par Avengers et Thor : Ragnarok, s’est aléatoirement inspiré de façon plus ou moins efficace du Hulk des comics, il est, quoi qu’on en pense, représentatif des multiples visages du personnage.
De façon plus globale, que ce soit sur le papier ou à l’écran, il est difficile, voire impossible, de définir clairement un seul et unique Hulk. Bien entendu, ce héros possède des caractéristiques immuables, mais entre le monstre nocturne de Stan Lee et Jack Kirby, évoluant dans le contexte de la Guerre Froide, le conquérant cosmique de Greg Pak, et le scientifique aux tendances schizophrènes héritées des travaux de Peter David et Al Ewing, qui est le véritable Hulk ?
Cette approche comportementale du personnage, tantôt idiot du village, tantôt stratège dévastateur de mondes, va de pair avec une évolution de sa représentation graphique par les artistes. Hulk est-il une montagne de muscles en costard de gangster, un gladiateur à la tête d’une insurrection, un scientifique bodybuildé en débardeur, ou une créature reptilienne cauchemardesque qui hante l’esprit de Banner ? Peut-être même que pour quelqu’un, quelque part, le “vrai” Hulk est un tyran vieillissant ou un colosse à la peau bleue porteur d’un pouvoir cosmique…
Reflet des angoisses et des obsessions de ses auteurs autant que du monde dans lequel il évolue, Bruce Banner compose depuis plus de soixante ans avec ses multiples alter ego pour son plus grand malheur, certes, mais aussi pour le plus grand plaisir des lecteurs. Chacun cherche son Hulk, et ce n’est pas près de s’arrêter…
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