Le comic book de super-héros est un genre en perpétuelle évolution.
Cependant, les titres dont l’influence modifie durablement le marché et la démarche créative des auteurs se comptent sur les doigts d’une main.
Celui qui nous intéresse aujourd’hui est de ceux-là : The Authority !
Avant The Authority, il y a StormWatch. Série publiée par Image Comics à partir de 1993 sous le label WildStorm et qui s’inscrit dans la lignée des premiers succès de l’éditeur américain, tels que Spawn, Savage Dragon, WildC.A.T.s ou CyberForce.
Au départ, la recette de StormWatch est aussi simpliste que symptomatique des années 1990. Écrite par Jim Lee et Brandon Choi, la publication met en scène un groupe de super-héros opérant sous la direction des Nations Unies et qui va devoir remplir différentes missions. Bien que portée par des artistes comme Scott Clark ou Trevor Scott, puis par Ron Marz au scénario, StormWatch s'essouffle rapidement, se résumant à des bagarres répétitives entre des personnages interchangeables, qui meurent aussi vite qu’ils sont apparus, et à quelques interventions des super-héros stars de Image Comics pour essayer de doper les ventes. Il faut dire que le microcosme de la bande dessinée américaine n’est pas au beau fixe : la bulle spéculative qui gonfle depuis le début de la décennie vient d’exploser, et même Marvel Comics connaît de grosses difficultés financières.
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En 1996, l’arrivée de Warren Ellis au poste de scénariste sur le trente-septième numéro de la série, fait prendre à StormWatch un virage à cent-quatre-vingt degrés.
Au fil des numéros, Ellis va entretenir un objectif : rendre conscients les personnages bourrins de ces comics de super-héros décérébrés de l’état du monde qui les entoure. Pour ce faire, il modifie le casting de la série et y inclut un fond politique, ainsi que des tensions personnelles ; et parfois sexuelles ; plus développées entre les protagonistes. Le ton est cynique, engagé et provocateur, caractéristique de l’écriture irrévérencieuse de Warren Ellis. Cette évolution radicale est aussi marquée par le style graphique du dessinateur Tom Raney, plus sobre, moins caricatural et loin des excès abracadabrants des comic books du début des nineties et de ce que l’on nomme parfois l’Extreme Age. Le duo va mener la série jusqu’à son cinquantième numéro, avant qu’elle ne soit relancée au numéro 1 en 1997, toujours avec Warren Ellis au scénario, mais avec Oscar Jimenez, puis Bryan Hitch au dessin.
La nouvelle mouture de StormWatch va durer douze épisodes, numérotés de 0 à 11, et se conclure par une vraie surprise pour le lecteur : les membres de StormWatch prennent part au crossover WildC.A.T.s / Aliens, et la quasi-totalité de l’équipe va être décimée par les xénomorphes ! Un grand ménage pratiquement inédit à l’époque, qui coïncide avec le rachat par DC Comics du label WildStorm de Jim Lee ; et qui donne à Warren Ellis, jusqu'au-boutiste dans sa démarche pour relancer la série, l’occasion de prouver qu’il est déterminé à renouveler le genre super-héroïque embourbé dans ses clichés éculés.
C’est des cendres de ce crossover aux funestes conséquences que va naître une nouvelle formation : The Authority.
Lancée en 1999, et toujours menée par le duo formé par Warren Ellis et Bryan Hitch, The Authority se démarque dès le départ de StormWatch par le casting et le fonctionnement autonome de son équipe, aux antipodes des super-héros classiques comme on en trouve chez Marvel ou DC Comics.
Fondatrice et meneuse, Jenny Sparks est l’esprit du XXe siècle, l’incarnation de la fée électricité qui a profondément bouleversé le monde en changeant notre perception de l’industrie et nos modes de vie. Forte tête irrévérencieuse, parfait opposé de l’héroïne modèle du Silver Age, Jenny Sparks fume, bois, baise, et se contrefout des conventions, sans pour autant revendiquer son mode de vie comme un acte de rébellion. Elle est comme ça, et vous n’avez pas d’autre choix que de l’accepter. De toute évidence, son rôle est doublement symbolique, tant dans le récit que sur le plan extradiégétique, puisque The Authority matérialise clairement une mutation de la bande dessinée américaine en cette période charnière.
Jack Hawksmoor est pour moi l’un des personnages les plus intéressants de la série d’un point de vue purement super-héroïque.
Tous les auteurs de comics vous le diront : faire évoluer nos justiciers costumés préférés à la campagne n’a pas grand intérêt. Depuis que Clark Kent a quitté Smallville pour fendre le ciel de Metropolis dans le costume de Superman, les super-héros sont par nature des personnages urbains. D’ailleurs, rappelons qu’à ses débuts, Superman ne vole pas. Il saute très haut, par-dessus les buildings. Dès lors, quel serait l’intérêt de le faire évoluer dans un milieu dépourvu de grands immeubles ? Que pourrait-il bien enjamber dans les vastes plaines du Kansas ? Et bien, Jack Hawksmoor est la quintessence même de cette idée. Surnommé “Le Dieu des Villes”, il est relié à l’environnement urbain qui l’entoure au point d’en être malade physiquement s’il s’éloigne trop longtemps du brouhaha et de l’agitation permanente des métropoles. Chirurgicalement modifié contre son gré à l’aide d’une technologie très avancée, Jack est littéralement capable de commander les constructions et les éléments constituant une ville, grâce à une forme de symbiose télépathique.
Sous un certain angle, Hawksmoor n’est ni plus ni moins que l’incarnation du rapport de dépendance entre l’être humain et le mode de vie qu’il s'est lui-même construit au cours des dernières décennies : de notre servitude totale aux nouvelles technologies à notre incapacité à nous déconnecter les uns des autres via les réseaux sociaux. C’est assurément l'un des meilleurs personnages de fiction jamais créés, tant son existence nous questionne à la fois sur le concept même de super-héros et sur nous-mêmes.
Héritier d’une longue lignée de chamans, Le Docteur possède de puissants pouvoirs lui permettant d'altérer le temps et l’espace, jusqu’à réécrire la réalité. Une omnipotence qui n’est pas sans conséquence, le poussant peu à peu à se détacher de notre monde par des comportements toujours plus chaotiques. Toxicomane aux tendances autodestructrices, c’est sûrement le membre de l’équipe qui ouvre le plus de portes, laissant imaginer à quel point le monde dans lequel nos héros évoluent est plus vaste qu’on ne le croit.
Swift, capable de voler tel un oiseau, est peut-être la protagoniste de The Authority dont l'évolution est la plus subtile. Figure secondaire de l’équipe, elle est forcée d’affronter des menaces toujours plus grandes et de s’affirmer dans un système dirigé par des individus qui la méprisent et l’utilisent pour leur propre avantage.
Midnighter et Apollo, respectivement des ersatz de Batman et Superman, forment un couple encore jamais vu dans les comics de super-héros.
S’ils ne sont pas les premiers surhommes ouvertement homosexuels, le traitement qui leur est réservé est très différent de ce que les lecteurs avaient pu voir jusqu’alors. Premier duo amoureux du même sexe à célébrer leur union, ils vont se marier dans les pages du vingt-neuvième et dernier numéro de la première série. Le couple va même adopter un enfant : Jenny Quantum, réincarnation de Jenny Sparks et esprit du XXIe siècle.
L’Ingénieure, alias Angela Spica, est dotée d’une intelligence hors du commun. Utilisant les travaux de son prédécesseur, elle se sert de ses connaissances en nanotechnologie pour transcender sa condition humaine et se transformer en une machine aux capacités quasiment illimitées.
Enfin, le Porteur, un gigantesque vaisseau conscient et autonome, est à la fois un membre à part entière de The Authority et son moyen de transport dans La Plaie, sorte d’univers entre les univers, permettant à nos héros de voyager comme bon leur semble.
En parallèle, dans la continuité de cette notion de multivers, Warren Ellis et John Cassaday lancent Planetary, l’un des comic book les plus meta qui soit, véritable fiction sur la fiction, dans laquelle une équipe d'archéologues de l’étrange explore l’histoire de la science-fiction moderne en transformant celle-ci en un récit de science-fiction. Sûrement l’un des trucs les plus intelligent et référencé que j’ai pu voir dans mon parcours de lecteur, absolument indispensable dans votre bibliothèque.
À partir du treizième numéro de The Authority, la série est reprise par le scénariste Mark Millar, l’un des principaux artisans de la métamorphose des comics au début du XXIe siècle. Il sera accompagné par le dessinateur Frank Quitely, avec qui il va former l’un des duos les plus efficaces de l’industrie de l’époque.
Ellis et Millar, tous deux Britanniques, cultivent une vision extérieure du pays de l’Oncle Sam, ainsi qu’une approche beaucoup plus acide et satirique de la culture étasunienne qui va engendrer l’une des particularités les plus connues de The Authority : sa critique de l’interventionnisme typique du genre super-héroïque.
Dans les bandes dessinées de super-héros, que ce soit chez Marvel ou chez DC Comics, les équipes de justiciers et de justicières telles que les Avengers ou la Justice League ont pour habitude de prendre en main des situations désespérées qui ne les concernent pas toujours, puis de les gérer à leur façon, selon leur vision du monde, et en appliquant leurs propres règles. Cette méthode, reflétant une appréciation du bien et du mal manichéenne, caractéristique du mode de pensée des États-Unis, est poussée à son paroxysme dans The Authority, quand l’équipe de super-héros décide d’aller renverser par elle-même des dictateurs sans demander l’avis des Nations Unies.
Quelques années avant The Boys de Garth Ennis et Darick Robertson ; qui poussera au maximum les potards de la violence gore et de l’humour trash dans un comic book de super-héros ; The Authority use de la caricature pour questionner sur la toute-puissance d’une élite qui peut contourner les lois dans l’impunité la plus totale, et sur la façon dont des êtres qui détiennent tous les pouvoirs peuvent être tentés d’en abuser pour imposer leur conception de la justice. Pour autant, la série n’oublie pas d’aborder la perspective inverse, traitant du poids des responsabilités et de son effet sur la condition mentale et physique de celles et ceux qui en sont chargés.
Bien que largement supérieure à bon nombre de productions de la même période, The Authority n’est pas sans défaut. Son écriture sérielle a tendance à casser le rythme et empêche le lecteur de réellement s’impliquer dans la durée. Cela se justifie sans doute par un contexte propice aux films et séries de super-héros, dont des auteurs comme Mark Millar ont immédiatement saisi le potentiel en construisant leurs récits en arcs courts de quatre épisodes, calibrés pour être adaptés à l’écran.
The Authority, c’est la fin d’un cycle pour la bande dessinée américaine.
La série clôture l’ère Grim & Gritty débutée dans les années 1980, avec The Dark Knight Returns et Watchmen, et qui a connu son apogée la décennie suivante avec les productions Image Comics comme Spawn, CyberForce ou The Darkness. C’est le crépuscule du règne des anti-héros, qui mène, en ce début des années 2000, à un nouvel âge super-héroïque, plus conscient mais moins cynique, porté par l’univers Ultimate de Marvel ou Invincible de Robert Kirkman.
Cela s’explique notamment par le fait que les événements du 11 septembre 2001 sont passés par là et que, à la manière du trailer du film Spider-Man de Sam Raimi, la dernière partie du run de Millar et Quitely va devoir s’adapter à ce nouveau paradigme.
Si DC Comics avait déjà demandé quelques retouches au début du run de Mark Millar, les attentats du World Trade Center vont rendre le travail de ce dernier et de Frank Quitely beaucoup plus complexe, la série devenant la cible de plusieurs actes de censure de la part de l’éditeur, qui exige de limiter drastiquement la représentation de la violence et des scènes de paysages urbains dévastés. Pourtant, certaines fuites provenant des équipes éditoriales de WildStorm laissent suggérer que ces amputations n’étaient pas tant motivées par le drame du 11 septembre que par la volonté de lisser le contenu d’une série ayant la mauvaise habitude d’aller trop loin.
Quoi qu’il en soit, l’atmosphère n’est définitivement plus la même en ce début de siècle, et les auteurs et les artistes vont devoir s’en accommoder.
Si bien que quand The Authority revient dans une nouvelle série en 2003, avec Robbie Morrison au scénario et Dwayne Turner aux dessins, l’intrigue générale ne perd pas son fond critique et politique, mais se recentre sur des thématiques plus science-fictionnelles, évitant toute corrélation avec la situation réelle des USA.
En 2004, Ed Brubaker et Dustin Nguyen sont aux commandes de la maxi-série en douze numéros The Authority : Revolution ; avant qu’un troisième volume ne soit annoncé pour 2006, avec Grant Morrison en tant que scénariste et Gene Ha en charge de la partie graphique. Malheureusement, cette tentative prometteuse est un fiasco. Morrison, déjà bien occupé chez DC Comics, ne trouve pas le temps de s’impliquer sur la série, et c’est finalement en 2010 que paraîtra la fin de cet arc avec The Authority : The Lost Year, écrit par Keith Giffen. Pour combler le vide laissé par la série inachevée de Grant Morrison, les six numéros de la mini-série The Authority : Prime de Christos Gage et Darick Robertson sont publiés à partir de 2007. On peut aussi mentionner sur cette période plusieurs mini-série et one-shot consacrés au personnage de Kevin Hawkins, alias Kev, agent spécial borderline et incompétent créé par Garth Ennis et Glenn Fabry.
De 2008 à 2011, une quatrième série connaît vingt-neuf numéros, avant que le relaunch The New 52 n’intègre une partie des personnages de WildStorm à l’univers classique de DC Comics. Une nouvelle série StormWatch est lancée, dans laquelle Apollo et Midnighter vont croiser Martian Manhunter ou Lobo.
Mais, il faut l’avouer, ces multiples tentatives pour retrouver la fougue des débuts sont assez peu concluantes. La majorité des personnages du label WildStorm est mise au placard par DC et l’utilisation sporadique de quelques figures comme Grifter des WildC.A.T.s ne convainc pas le lectorat. Un peu comme si DC Comics, ne sachant plus quoi faire de ces super-héros incontrôlables venus d’un autre temps, avait accepté le fait qu’il n’y a pas de place pour eux dans leur catalogue actuel.
La seule exception notable à ce délabrement de l’univers initié par Jim Lee est la série The Wild Storm, écrite par Warren Ellis et illustrée par Jon Davis-Hunt en 2017. Tout au long des vingt-quatre numéros, l’équipe créative revisite complètement l’Ingénieure, Void, Zealot, et les autres héros et héroïnes du label dans un thriller technologique hyper accrocheur. Dommage que l’on ai jamais eu droit à une version française, car c’est sûrement l’une des meilleures choses que vous puissiez lire si vous avez aimé The Authority quand vous étiez ado.
D’ailleurs, si j’ai beaucoup vanté les mérites de Warren Ellis, je pense qu’il est aussi indispensable de rappeler que l’auteur a, ces dernières années, fait l'objet de très graves accusations, qu’il a reconnues. Le collectif So Many of Us a en effet dénoncé les agissements de ce dernier, révélant des attitudes abusives inadmissibles envers certaines de ses collaboratrices et une tendance toxique à tirer profit de son statut et de sa réputation pour garder l’ascendant sur son entourage.
Il est d’autant plus important de ne pas séparer l’homme de l’artiste dans son cas, car les travaux d’Ellis, comme Transmetropolitan, contredisent totalement les comportements qu’il a pu avoir. Et s’il semble avoir pris conscience de la nocivité de ses actions et qu’il a initié les démarches pour entreprendre un travail sur lui-même, nul doute que cet épisode cristallise les travers d’une industrie où un entre-soi d'apparat et la présence de communautés aveuglées par le culte qu’elles vouent à certaines personnalités sont dangereusement nuisibles à la manifestation de la vérité.
Ce n’est pas le premier scandale qui éclabousse une série WildStorm. En 2003, Micah Ian Wright, scénariste de StormWatch : Team Achilles, a dû quitter son poste quand il a été révélé que son passé militaire, dont il s’inspirait soi-disant pour écrire ses histoires, avait été largement romancé, voire totalement inventé. Il a dès lors été blacklisté par les principaux éditeurs mainstream.
En tout cas, l’aventure The Authority est loin d’être terminée. En 2022, le réalisateur James Gunn ; déjà derrière des films indépendants comme Super, ou la trilogie des Gardiens de la Galaxie pour Marvel ; se voit confier le pilotage d’un tout nouveau DC Cinematic Universe et annonce rapidement un film Superman dans lequel doivent apparaître certains personnages de The Authority, ainsi qu’un autre long-métrage, cette fois-ci entièrement centré sur l’équipe.
Côté comics, l’année 2024 a été marquée par le retour de Jenny Sparks sous le Black Label de DC Comics, dans une série limitée signée Tom King et Jeff Spokes.
Faut-il y voir un signe du souhait de capitaliser à nouveau sur les têtes brûlées de l’univers WildStorm de la part de DC Comics ? Si Midnighter et Apollo n’ont jamais vraiment disparu des publications de la Distinguée Concurrence, côtoyant notamment Superman dans les pages de Action Comics, il y a fort à parier qu’un projet de film remettra Jack Hawksmoor et les autres sur le devant de la scène en temps voulu. Pour quel résultat ? L’avenir nous le dira.
Ce qui m’a sauté aux yeux en relisant The Authority, c’est à quel point tout est savamment dosé : l’approche plus réaliste des comportements humains et des dégâts collatéraux de Ellis ; la vision politisée, tout sauf neutre, de Millar ; le découpage cinématographique parfaitement calculé de Hitch, puis de Quitely ; les batailles dantesques et séquences de destruction massive qui contrastent avec les états d'âmes des héros et des héroïnes ; tout participe à ce que la première série soit un véritable travail d’orfèvre.
Si l’aspect révolutionnaire s’est un peu lissé avec le temps, les épisodes de Warren Ellis et Mark Millar conservent assez de qualités pour que n’importe qui puisse comprendre aujourd’hui le vent de nouveauté qu’ils pouvaient représenter au moment de leur parution, et pour donner tort à celles et ceux qui pensent encore que les histoires de super-héros ne sont que des histoires de super-héros.
Dans un monde où les salopards ne respectent pas les règles, on ne peut pas faire régner la justice en respectant les règles, voilà quelle pourrait être l’une des morales de The Authority. Le plus difficile étant de ne pas devenir, à son tour, un parfait salopard.
Les comics recommandés dans cet article :
StormWatch et The Authority chez Urban Comics :
Planetary chez Urban Comics :
D’autres comics qui fleurent bon les 90’s à découvrir sans attendre :
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