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GARÇONNES : LES AUTRICES OUBLIÉES DE LA BANDE DESSINÉE !
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GARÇONNES : LES AUTRICES OUBLIÉES DE LA BANDE DESSINÉE !

Trina Robbins et l’importance du matrimoine chez Bliss Éditions
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La bande dessinée est l’un des nombreux prismes au travers desquels nous pouvons esquisser un portrait de notre monde, présent ou passé. Et une page de BD en dit parfois implicitement plus long sur la société dans laquelle elle a été écrite et dessinée que n’importe quelle chronique qui se voudrait factuelle.
Aujourd’hui, on revient sur Garçonnes : les Autrices Oubliées des Années Folles, de Trina Robbins, chez Bliss Éditions.

En tant qu’homme, je ne suis, de toute évidence, pas le mieux placé pour parler de la condition féminine. Mais, en tant que lecteur de comics, j’ai aussi pu constater par moi-même à maintes reprises que les femmes sont rarement au premier plan dans cette industrie. Évidemment, si je vous demande de me citer une scénariste ou une dessinatrice, vous serez sûrement capable de me parler brièvement de Gail Simone, Marie Severin, Peach Momoko, Louise Simonson, Fiona Staples, Bilquis Evely, Kelly Sue DeConnick, Sara Pichelli, Becky Cloonan, Amanda Conner, Ann Nocenti ou Nicola Scott. Et ça serait déjà pas mal. Mais si on creuse un peu plus loin dans le temps, ça risque de devenir beaucoup plus compliqué, pour la simple et bonne raison que les autrices de bande dessinée ont longtemps été les grandes oubliées de l’histoire.

C’était sans compter sur la démarche matrimoniale de Trina Robbins, elle-même autrice et détentrice de plusieurs Eisner Awards, qui a œuvré durant une grande partie de sa vie pour une plus grande reconnaissance du rôle des femmes dans le milieu de la bande dessinée. Créatrice de mode, dessinatrice, militante féministe, le parcours de Trina Robbins est aussi riche que surprenant. De son enfance dans une Amérique conservatrice jusqu'à son travail dans le comic book indépendant et sur le personnage de Wonder Woman, en passant par son aventure avec Jim Morrison, elle fait partie des figures influentes de la culture populaire au sens large.
Je vous recommande d’ailleurs la lecture de sa passionnante autobiographie Last Girl Standing, témoignage sincère de la condition féminine dans les milieux artistiques des années 1960 et 1970, dans laquelle elle pratique autant la critique que l’autocritique, sans manquer de recul, ni en profiter pour régler ses comptes.

En 2020, Trina Robbins publie The Flapper Queens : Women Cartoonists of the Jazz Age chez Fantagraphics aux État-Unis, magnifique album à mi-chemin entre l’artbook et le livre d’histoire, traduit chez nous par Marie-Paule Noël pour Bliss Éditions sous le titre de Garçonnes : Les Autrices Oubliées des Années Folles.
Dans cette anthologie, Robbins a compilé les planches et les strips de plusieurs créatrices du début du XXe siècle, pionnières du Neuvième Art. Une entreprise titanesque, consistant à retrouver les traces d’un passé méconnu dans des journaux et des magazines parus majoritairement dans les années 1920 et 1930, au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Cette période, que l’on nomme les Années Folles, marque un bouleversement social inédit et une restructuration des schémas établis par une nouvelle génération. La Grande Guerre, alors le conflit le plus meurtrier de l’histoire, a eu des conséquences inattendues, notamment pour les femmes. Contraintes de remplacer les hommes mobilisés dans les usines ou dans l'administration, une partie d’entre elles refuse de reprendre les rôles auxquels elles étaient cantonnées avant 1914.
Dans les années 1920, un vent de libération souffle sur l’Europe et sur les États-Unis ; où les femmes viennent d’obtenir le droit de vote ; poussé par le Jazz, le Surréalisme, la mode et la publicité. C’est dans cette effervescence artistique et culturelle que naît la figure de la Flapper, ou Garçonne en France, une jeune femme aux cheveux courts, émancipée et active, qui fume et assume sa sexualité. Être une Garçonne, c’est donc à la fois une mode et un mode de vie, symbole d’une mutation qui effraie les conservateurs et fascine le public des cabarets, déjà envoûté par Joséphine Baker dansant le charleston.

Immortalisées à la Une des magazines et par le cinéma, les Flappers vont envahir un autre domaine bien particulier et en pleine expansion : celui de la bande dessinée américaine.
À la fin du XIXe siècle, le dessin de presse évolue pour répondre aux attentes d’un marché extrêmement concurrentiel. Les premiers comic strips apparaissent : Hogan’s Alley et son Yellow Kid par Richard Felton Outcault, les The Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks, ou encore Gasoline Alley de Frank King, autant de créations qui rencontrent un important succès auprès du lectorat.
Ce que l’on apprend grâce à Garçonnes et à Trina Robbins, c’est que plusieurs femmes ont connu une authentique carrière en tant qu’autrices de comic strips à l’époque et que leurs travaux méritent amplement d’être redécouverts aujourd’hui.
Si Rose O'Neill est considérée comme la première femme créatrice de bande dessinée publiée, dans le magazine Truth en 1896, l’ouvrage proposé par Bliss Éditions permet de mettre en lumière une constellation d’autrices, dont l’une des plus influentes n’est autre que Nell Brinkley.

Après avoir débuté sa carrière en publiant quelques dessins dans la presse au tout début des années 1900, elle rejoint l’empire médiatique de William Randolph Hearst en 1907 et impose peu à peu son style avec ses fameuses Brinkley Girls, mais aussi en couvrant plusieurs procès dont elle retranscrit les débats via ses illustrations. Nell Brinkley dessine certes, mais elle écrit aussi ses propres articles et reportages, où elle traite notamment de la place des femmes dans la société américaine de son temps.
Tandis que Winsor McCay proposait déjà de véritables planches de BD depuis plusieurs années avec son Little Nemo in Slumberland, Nell Brinkley livre un travail que l’on peut qualifier de beaucoup plus illustratif, refusant régulièrement de se plier aux demandes de ses éditeurs. Ses pleines pages sont bien plus aérées, s’articulant autour d’un dessin central qui capte immédiatement l’attention des lecteurs et des lectrices. Cette approche n’est pas unique en son genre, mais elle reflète aussi une certaine vision des standards du Neuvième Art, principalement dictés et théorisés par des hommes pendant très longtemps. Un constat particulièrement intéressant, car il contredit l’idée d’un art figé et codifié depuis sa création, dont on ne pourrait pas contourner les règles sans déclencher la colère de pseudo-puristes pour qui la bande dessinée est sacrée.

À partir de 1918, Nell Brinkley débute la publication d’histoires à suivre, où il est souvent question de relation homme-femme, de romances impossibles où ses héroïnes vont prendre les choses en main, mais aussi de tranches de vie plus humoristiques. Elle collabore ensuite avec Carolyn Wells sur les aventures de Prudence Prim et sur The Fortunes of Flossie, où ses protagonistes adoptent les codes de la Garçonne.
La mode des Flappers finissant, comme toute mode, par s’essouffler, Brinkley portera elle-même un regard critique sur cette tendance, qui aura pourtant beaucoup compté dans le processus d’affranchissement des femmes en occident.

Au sommaire de Garçonnes, on trouve aussi d’autres artistes d’avant-garde, telles que Eleanor Schorer, Edith Stevens, Fay King, Ethel Hays et Virginia Huget. Autant d’autrices qui se démarquent par leur style au tournant de l’Art Nouveau et de l’Art Déco, et dont la composition des planches flirte parfois avec le Cubisme. De toute évidence, je ne peux revenir en détail sur les productions de chacune d’entre elles, mais si vous êtes amateur ou amatrice d’arts graphiques, vous ne serez pas déçus par le contenu de l’album concocté par Trina Robbins, qui offre un magnifique panorama de leurs talents.
Pour ce qui est des scénarios de ces strips, ils sont, sans surprise, dans leur jus.
Le ton est un peu désuet, ce qui devrait être drôle tombe souvent à plat pour un lectorat du XXIe siècle ; et si vous êtes nés après la Seconde Guerre mondiale, il y a peu de chances que Garçonnes vous fasse éclater de rire. Mais, premièrement, l’humour est assurément l’exercice le plus difficile qui soit. Et, deuxièmement, c’est aussi sans doute l’un des styles d’écriture qui a le plus de difficultés à traverser les époques.

Pour moi, il est quasi-impossible de parler d’une œuvre correctement sans parler du contexte dans lequel elle a été créée. Parce que ; qu’il s’agisse d’un tableau, d’un film, d’une chanson ou d’une bande dessinée ; l’atmosphère sociale, politique et culturelle a nécessairement joué un rôle, à un moment ou un autre, dans la démarche de son créateur ou de sa créatrice. Et c’est le cas pour les autrices mises à l’honneur dans Garçonnes. Car il faut s’imaginer la façon dont pouvaient être perçues ces femmes s’émancipant de l’autorité de leur père ou de leur mari pour vivre par elle-même, qui plus est d’une activité artistique. Si certaines pages pourront vous sembler bien candides et tout sauf modernes à l’aune de nos modèles actuels, elles sont pourtant l’incarnation d’une réelle évolution.

Avec le krach boursier de 1929, l’image de la Garçonne s’estompe peu à peu, balayée des préoccupations de ses contemporains par la Grande Dépression et la menace d'une nouvelle conflagration née de la montée du fascisme en Europe. La guerre et la finance : deux activités typiquement masculines sur lesquelles on peut toujours compter pour remettre le progrès sous le tapis.
À bien des égards, la Garçonne est un mythe. Érigée en icône féministe, elle n’en reste pas moins le souvenir d’une période où les femmes qui revendiquaient plus d’indépendance ou une sexualité différente de la norme étaient ostracisées. Il faut ajouter que c’est également une figure essentiellement urbaine, qui s’adresse à une catégorie plutôt aisée, et dont l’impact sur la population vivant dans les campagnes a été beaucoup plus modéré.

Sélectionné dans la catégorie Patrimoine du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2025, Garçonnes nous questionne justement sur cette notion de patrimoine.
Si l’on se réfère à son étymologie, le patrimoine, du latin patrimonium, est l’héritage que l'on reçoit de son père. Au fil des siècles, le terme s’est élargi ; et pour donner une définition assez générale du patrimoine : il s’agit d’un bien matériel ou immatériel hérité de nos ascendants, ou plus largement d’un bien commun dont hérite la société, comme un monument ou une œuvre d’art, par exemple.
Mais depuis quelques années, on voit de plus en plus souvent apparaître le terme de matrimoine pour désigner le lègue d’artistes ou d’autrices féminines.
Utiliser ce terme de matrimoine, c’est peut-être du chipotage pour certains, mais c’est aussi souligner le rôle joué par des femmes dans notre culture populaire commune. Un rôle qui a souvent été atténué, voire effacé, par le temps et la négligence de chroniqueurs peu regardant.

Je ne me considère pas spécialement comme féministe et je ne suis pas un militant.
À chaque fois que je parle de la place des femmes dans les comics, qu’il s’agisse de l’histoire d’une super-héroïne ou du parcours d’une créatrice, j’ai conscience que ma vision est biaisée et bourrée d’angles morts. Mais, dans la démarche anthologique de prescription que je poursuis depuis une douzaine d’années maintenant, occulter un sujet sous prétexte que je ne le maîtrise pas parfaitement reviendrait à l’invisibiliser encore plus. Et si je pense qu’il est indispensable de préserver les œuvres de légendes du comic book comme Richard Corben ou Alex Toth, et bien, c’est tout aussi vrai pour les travaux des autrices qui ont participé à construire ce qu’est la bande dessinée moderne de nos jours.
Trina Robbins est décédée en 2024 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans et elle laisse derrière elle une colossale entreprise, qui fait d’elle l'une des plus importantes historiennes du Neuvième Art.


Les ouvrages recommandés dans cet article :


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